Défini par aucun texte, le contrat de droit privé de la commande publique est un contrat hybride, privé par sa nature et public par son objet. Il peut être défini comme celui qui est conclu essentiellement par des personnes morales de droit privé soumises, pour la passation des contrats répondant à leurs besoins en matière de travaux, fournitures ou services à des procédures préalables de publicité et de mises en concurrence en application des règles de la commande publique. En pratique, ces contrats sont nombreux et concernent, notamment, les marchés publics passés par les entreprises publiques nationales telles que les sociétés EDF, RTE, ENEDIS, CNR, SNCF voyageurs ainsi que ceux passés par les entreprises publiques locales (sociétés d’économie mixte ou sociétés publiques locales), SA HLM et associations. Ces contrats sont soumis au contrôle du juge judiciaire.
Par une décision du 22 mars 2023, la chambre commerciale de la Cour de cassation s’est prononcée concernant l’application de l’article 37.2 du CCAG fournitures courantes et services (le « CCAG-FCS ») approuvé par arrêté du 19 janvier 2009 contractualisé par un acheteur public – personne privée (le « pouvoir adjudicateur »). Aux termes de cet article :
article 37.2 du CCAG
« Tout différend entre le titulaire et le pouvoir adjudicateur doit faire l’objet, de la part du titulaire, d’un mémoire de réclamation exposant les motifs et indiquant, le cas échéant, le montant des sommes réclamées, qui doit être communiqué au pouvoir adjudicateur dans le délai de deux mois, courant à compter du jour où le différend est apparu, sous peine de forclusion ».
Cette contractualisation des CCAG dans les contrats de droit privé de la commande publique qui est une pratique peu commentée par la doctrine1 et qui fait l’objet de peu de jurisprudence2 , mériterait qu’on s’y intéresse davantage.
A l’origine de cette décision commentée, étaient en cause deux marchés publics ayant respectivement pour objet la désinfection, désinsectisation et dératisation des groupes immobiliers (marché 3 D) et la détection et le traitement des punaises de lit (marché punaise de lit) conclus avec une seule et même société (le « titulaire »). Le premier marché a été conclu en novembre 2013, renouvelé à plusieurs reprises et pris fin le 30 juin 2018. Le second a été conclu le 8 janvier 2019 puis, résilié unilatéralement par le pouvoir adjudicateur le 4 mars 2019. Il est notable que la possibilité pour le pouvoir adjudicateur, de résilier de façon unilatérale un contrat de droit privé de la commande publique n’est pas l’objet de la présente note mais mériterait également de plus amples développements.
Le 8 janvier 2018, le titulaire du marché a mis en demeure le pouvoir adjudicateur de lui payer la somme de 149 686,15 euros correspondant à plusieurs factures impayées. Plus d’un an après, le 10 février 2019, le pouvoir adjudicateur a contesté les sommes réclamées. Plus de deux mois après, les 18 juin et 3 juillet 2019, le titulaire a adressé de nouveaux décomptes dont elle a demandé le paiement. Le 16 mars 2020, le titulaire des marchés à assigné en référé le pouvoir adjudicateur en paiement de diverses provisions, dont 97 901,96 euros au titre de factures impayées et 128 545,06 euros au titre des intérêts et indemnités forfaitaires de recouvrement.
La décision n’apporte pas de précision quant à la nature du référé.
Jugeant dans le même sens que le Conseil d’État (CE, 11 août 2009, APHP, n°326791), la chambre commerciale a jugé que le mémoire visé par l’article 37.2 du CCAG « doit être adressé à l’acheteur dans un délai de deux mois suivant la naissance du différend, sous peine de forclusion, ce dont il se déduit que ce mémoire ne saurait avoir établi et adressé à cet acheteur antérieurement à la naissance du différend ». Par suite, elle a constaté que le différend était matérialisé par le rejet du pouvoir adjudicateur du 10 février 2019 et non pas par les lettres de mises en demeure qui étaient antérieures à la naissance du différend. En conséquence, il a été jugé que les mémoires en réclamation, matérialisés par les lettres du 18 juin et 3 juillet 2019 étaient tardifs et que les prétentions du titulaire étaient irrecevables.
La sanction est particulièrement sévère puisque les demandes de la société titulaire des marchés en deviennent irrecevables, quand bien même elles seraient fondées sur le fond. La question de savoir si la solution aurait été identique s’agissant d’un contrat de droit privé classique, conclu hors champ de la commande publique peut se poser. Effectivement, il est notable que l’article 1171 du code civil dispose que « Dans un contrat d’adhésion, toute clause non négociable, déterminée à l’avance par l’une des parties, qui crée un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties au contrat est réputée non écrite. L’appréciation du déséquilibre significatif ne porte ni sur l’objet principal du contrat ni sur l’adéquation du prix à la prestation ». Or, les marchés publics passés par des personnes privées étant des contrats d’adhésion, on pourrait légitimement s’interroger sur le déséquilibre significatif pouvant résulter de l’article 37.2 du CCAG.
Rappelons également que le Conseil constitutionnel a ouvert la voie à la différenciation des contrats de droit privé et de droit administratifs de la commande publique en considérant que « les contrats administratifs et les contrats de droit privé répondent à des finalités et des régimes différents. Ainsi, les candidats évincés d’un contrat privé de la commande publique sont dans une situation différente des candidats évincés d’un contrat administratif de la commande publique. Dès lors, la différence de traitement dénoncée, qui est en rapport avec l’objet de la loi, ne méconnait pas en tout état de cause le principe d’égalité́ devant la loi » (CC, 2 octobre 2020, Société Bâtiment Mayennais, n°2020-857 QPC). Par suite, la différence de traitement pouvant résulter des titulaires de contrats administratifs de la commande publique et de droit privé de la commande publique serait probablement justifiée.
En définitive, le salut des sociétés titulaires de marchés publics de droit privé pourrait venir de l’application des règles de droit privé. En tout état de cause, les sociétés titulaires de marchés publics de droit privé qui ne sont pas toujours rompues aux règles de la commande publique sont invitées à la plus grande vigilance … au même titre que les pouvoir adjudicateurs dont les contrats relèvent du contrôle du juge judiciaire qui seraient tentés par une contractualisation pure et simple des CCAG, sans adaptation.
Cass., com., 22 mars 2023, n°21-17.725
Article rédigé par Tarik BACHIR, Avocat associé et formateur
1 Pour de rares exemples, voir Lucie Cochet « Les contrats privés de la commande publique : les clairs-obscurs d’un régime juridique après la réforme de la commande publique », la semaine juridique Hélène Hoepffner « Résiliation pour motif d’intérêt général d’un marché public de droit privé », Contrats et Marchés publics n°7, juillet 2022, comm. 199 ;
2 Pour une illustration des décisions concernant ces pratiques voir CE, 25 octobre 2017, Société les compagnons paveurs, n°404481 et Cass., civ. 3 ème , 11 mai 2022, Société les compagnons paveurs, n°21-12.291